Un chef d’état-major des armées (CEMA) est forcément un personnage public, par l’éminente dignité de ses fonctions. C’est vrai quand il est en activité, ça l’est également quand il n’y est plus, a fortiori quand il prend la parole, oralement ou par écrit, sur des sujets d’intérêt public. Et même les évènements de nature privée le concernant ont une résonance publique, que l’intéressé le veuille ou non, à l’instar de tout autre dignitaire de l’État.
On se souvient que le Général de Villiers a démissionné dans des conditions qui étaient tout à son honneur, par le simple fait qu’il avait assuré une application exacte de ses devoirs de CEMA à l’égard de la représentation nationale, en rendant compte de l’état désastreux des armées et des menaces budgétaires que le nouveau régime faisait peser sur elles, et que ceci avait attiré le courroux de Jupiter-Macron.
L’estime publique que l’officier s’était largement attirée, dans tout le paysage politique, avait été renforcée par l’ouvrage qu’il avait publié à l’automne dernier, dont le titre est Servir. Cette estime paraissait particulièrement vive dans les milieux dits « conservateurs ».
Deux informations diffusées ces dernières semaines seraient de nature à tempérer cet enthousiasme un peu béat, et à nous interroger sur le fond du message que ce général français veut nous faire passer. À vrai dire, il s’agit de compléter le titre du livre : Servir, certes, mais servir quoi, servir qui, pour quelle finalité ? C’est hélas une question que semblent ne s’être pas suffisamment posée un certain nombre de représentants de notre élite militaire. À moins que le complément d’objet soit si décevant, voire scandaleux, qu’il vaille mieux le passer sous silence…
D’une part, Pierre de Villiers a récemment été recruté par un des grands cabinets d’audit américains, en rejoignant le bureau de Paris du Boston Consulting Group. Pour qui s’intéresse un peu à la question de la guerre économique, et au rôle de modelage de l’économie internationale dans le sens des intérêts de la finance apatride, auquel peuvent contribuer de telles entités (pour ceux qui découvrent, aller explorer notamment ce site), un tel recrutement n’est pas sans questionner le patriote sourcilleux : qu’est allé faire un ex-CEMA français dans cette galère yankee ?
D’autre part, ce questionnement devient encore plus perplexe quand on découvre la tribune que l’ancien CEMA signe avec deux autres anciens CEMA, un américain et un anglais. Certes, l’un d’eux est le Général Dempsey, que Philippe Grasset créditait de louables efforts pour limiter les velléités US et israéliennes d’attaquer l’Iran. Certes, une partie de la tribune peut être lue, avec un peu de bonne volonté, dans un sens implicitement critique à l’égard des menées atlantistes.
Toutefois, les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais aussi la France, dans la moindre mesure de son « innocence » quant à la destruction de l’Irak, peuvent être considérés, sans le moindre doute, comme les trois plus grands fauteurs de guerre des deux dernières décennies, quand on considère le chaos que ces pays (du moins leurs « régimes », terme à la mode dans le mainstream), à grand renfort de mensonges et de désinformation, ont déchainé dans les Balkans et au Moyen-Orient, mais aussi en Afrique du Nord (Libye essentiellement).
Si le fond du propos était d’exprimer une remontrance aux exécutifs respectifs, de telles forfaitures nécessiteraient manifestement des dénonciations explicites, ce qui n’est pas le cas. Voici quelques citations de ce texte, que nous reproduisons intégralement plus bas, qui dénotent soit un manque de courage pour dénoncer les méfaits de l’Occident (TM), soit, si l’Occident(TM) n’est pas l’objet des inquiétudes de ces messieurs, une cécité consternante de la part d’aussi hauts responsables, ou, pire, un refus d'exposer publiquement des réalités que l'on connait. Nos commentaires sont en italiques.
La force régulatrice des États souverains comme celle des pôles de sécurité collective s'en trouvent fragilisées. Quel système s’ingénie, depuis 60 ans, à rogner la souveraineté des États pour s’en assurer la vassalisation ?
En parallèle, un certain nombre d'États prétendent imposer un nouvel ordre mondial au motif que l'histoire leur aurait accordé des privilèges particuliers. (On pense aussitôt à la bande des trois pays d’appartenance des ex-CEMA, chacun se sentant une vocation particulière de chevalier blanc de la démocratie universelle…)
Aux portes de l'Europe, en Asie, au Proche et Moyen-Orient, certains Etats mettent en effet en œuvre des stratégies qui reposent sur le rapport de force, voire le fait accompli (…raté, ce sont les grands méchants habituels du western : Russie, Iran, Turquie, Corée du N…).
Notre deuxième inquiétude aggrave encore la première. L'efficacité des institutions internationales connaît un déclin continu. Elles nous semblent en difficulté pour résoudre les problèmes à l'échelle mondiale, alors qu'elles ont été créées pour cela. Qui tord les résolutions du Conseil de Sécurité des nations unies (CSNU) dans le sens de ses intérêts, qui fait cavalier seul quand ces résolutions ne sont pas prises, qui désinforme à grande échelle pour tromper les membres du CSNU ?
Ce tableau serait incomplet si nous n'évoquions pas notre dernière source d'inquiétude : le manque d'engagement de la communauté internationale en faveur d'un leadership collectif et collaboratif. La bonne blague : qui n’a de cesse de développer une nouvelle guerre froide avec la Russie ? Qui refuse la participation de la Russie à l’enquête sur l’affaire Skripal ? Qui essaie de pétarder le processus d'Astana pour la paix en Syrie ?
La preuve en est que le monde réarme : en 2016, les ventes de matériels militaires ont retrouvé leur niveau de la fin de la guerre froide. Là, on atteint des sommets : les États-Unis ont un budget à peu près 10 fois supérieur à celui de la Russie, par exemple.
Bref, tout cela est, au mieux très ambivalent, au pire, inquiétant quant à une possible vassalisation des esprits à un monde anglo-saxon qui cherche à préserver ses acquis par le chaos. Nous saurions fort gré au Général de Villiers de préciser sa pensée, il en va de la confiance que la partie la plus patriote de l’opinion publique met dans les armées françaises, et notamment dans leur haut commandement.
Intégralité du texte
Trois anciens chefs d'Etat-major signent une tribune pour mettre en garde sur les dangers de notre monde. Ils appellent à resserrer les liens d'amitié entre alliés historiques.
Que de hauts responsables militaires, de pays différents, soient unis par des liens de respect mutuel et même d'amitié véritable pourrait sembler surprenant à beaucoup. C'est pourtant cette relation que les anciens chefs d'état-major des armées des Etats-Unis, de France et du Royaume-Uni, ont eu le privilège de pouvoir bâtir.
Cette amitié découle, en partie, d'avoir partagé la charge, jadis solitaire, de responsabilités nationales. Nous étions les dépositaires de la puissance militaire de nos pays respectifs et avions le devoir de conseiller nos gouvernements sur la façon de contrer les menaces et les risques auxquels nos pays font face. Désormais allégés de ces responsabilités, nous continuons à être préoccupés, au point que nous avons ressenti le besoin de les partager avec le plus grand nombre.
Trois menaces
Notre premier motif d'inquiétude tient à l'état du monde. Il est devenu assez soudainement moins stable et plus dangereux. Nous devons faire face à trois menaces distinctes mais non disjointes : le terrorisme islamiste radical, l'immigration de masse et le retour des Etats puissance.